Légende de la frite. Peut-être ou peut-être pas (texte protégé)
Il y avait il n'y avait pas,
Tout s'est passé le dimanche 11 septembre. Il y a longtemps. Exactement le 11 septembre 1853.
Il était une fois, il n'était pas.
C'était il y a longtemps, très exactement le mercredi 14 septembre 1853, dans une ville connue de tous en cet été 2O11, la ville de New York.
Dans le plus haut édifice de l'époque
Dans le plus raffiné des hôtels, l'hôtel Sssssssssss Saratoga Spring, merveilleux hôtel à la réputation sans égal.
Dans la matinée du mercredi 14 septembre 1853, le directeur de l'établissement a réuni ses troupes pour une inspection quasi militaire. Tout le monde est sur les dents.
De la dernière recrue, -une jeune femme de ménage- jusqu'au maître d'hôtel, employé depuis plus d'une quinzaine d'année, rien sur eux n'échappe à l'oeil aiguisé du directeur : coiffe à redresser, mèche de cheveu à discipliner, ongles à manucurer, soulier vernis à reluire, boutonnière de travers car choisie dans la précipitation du geste.
Rien absolument rien n'échappe au Directeur, sauf, soudain, sur un geste de sa main, chacun et chacune, à disparaître. Qui dans les cuisines, qui dans les célèbres suites, qui dans l'office, qui à descendre le fameux perron de l'hôtel Sssssssssss Saratoga Spring. Ce dernier, jeune groom dans sa livrée rouge et or. Parce qu'il a perçu le bruit reconnaissable entre tous, du moteur de la belle et rutilante cylindrée noire et grise, propriété du plus célèbre convive de l'hôtel : Monsieur Cornélius Van Der Bilt.
Devant Monsieur Cornélius Van Der Bilt le directeur s'incline, se redresse, tend la main, met les formes, bref accueille. Il faut dire que Monsieur Cornelius Van Der Bilt n'est autre que le plus célèbre magnat des chemins de fer. Autant dire l'hôte le plus richissime de l'Etablissement. Et certainement le plus généreux. Gants beurre frais, chapeau haut de forme, canne à pommeau d'or, manteau d'alpaga ôtés, le directeur confie Monsieur Cornélius Van Der Bilt aux bons soins du maître d'hôtel. James, pour les intimes.
James adore Monsieur Cornélius Van Der Bilt. Surtout depuis qu'il sait, surtout depuis qu'il a appris, ce qu'il faut faire pour devenir richissime magnat des chemins de fer. Il faut être d'origine hollandaise ; avoir dix-sept ans ; observer les péripéties des entrepreneurs, en l'absence du pont de Brooklyn, pour transporter matériaux et ouvriers sur les chantiers de l'île de Manhattan en pleine construction ; demander et obtenir de sa mère quelques billets verts ; acquérir une gabarre à fins locatives. Et de gabarre en gabarre, après avoir su observer, avoir imaginé un réseau ferré d'est en ouest aux USA et s'y mettre. Et de gabarre en gabarre, après avoir su observer, avoir imaginé un réseau ferré d'est en ouest au travers des USA. Richissime idée. Et belle inspiration pour James, qui y pense souvent.
Pour lors, le maître d'hôtel accompagne le célèbre client à la table qui lui est exclusivement réservée. L'orchestre, cubain, entame l'air préféré de Monsieur Cornelius Van Der Bilt. Un merengue. Carte toute de cuir rouge gaînée. Aller retour des yeux, rapide. "Comme d'habitude James"
Le maître d'hôtel s'incline. Il disparaît, direction les cuisines. Tout est prêt. Surtout l'entrée.
Qelques trois pas en arrière, le maître d'hôtel surveille le bien-être de l'éminent convive.
Il sourit. Il semble satisfait. Comme d'habitude. « Toujours délicieuses vos truffes au sel, James ! »
Sourire aux lèvres, assiette en main, le maître d'hôtel retourne aux cuisines à grands pas. D'un pied bien pointé la porte à doubles battants se laisse aller.
"Le tournedos Rossini et sa calotte de foie gras... » dit-il, ajoutant d’une grimace... « et leurs frites Georges Crump"
Pour le maître d'hôtel foie gras et frites ne font pas bon ménage. Mais il se rend à l'habitude de son renommé client.
Quelques trois pas en arrière, le maître d'hôtel veille au bien être de son éminent convive. Et d'autant plus que Monsieur Cornélius Van Der Bilt a le pourboire généreux.
Il goûte le foie gras. Il sourit. Le maître d'hôtel respire.
Il tranche le tournedos. Le porte à ses lèvres. Il sourit. Le maître d'hôtel se détend. Et pourtant.
Que se passe-t-il soudain ? Une moitié de frite à la main… le sourire se fige. Une seconde frite croquée, le front se ride.
Le maître d'hôtel s'informe "Quelque chose vous déplaît-il Monsieur Cornelius Van Der Bilt ?"
Une frite au bout des doigts, le visage tourné, le nez en l’air, l'éminent convive déclare "Oui James, je l’avoue, ces frites sont bien trop huileuses !" Le ton est catégorique, il n'y a rien à ajouter.
http://youtu.be/3xtxbpoR6KQ
Une assiette dans les mains,
Grands pas allongés.
Pied précisément pointé
Deux battants qui s’ouvrent
et Monsieur George Crump, cuisinier spécialiste de la frite, indien d'Inde, né à Lahore, ville qui performe la friture, répète hébété "Trop huileuses mes frites ! Comment cela trop huileuses, trop huileuses mes frites, trop huileuses !!!!"
Monsieur George Crump porte un turban jaune safran. Jamais on ne voit jamais on n’a vu jamais on ne verrait Monsieur Georges Crump sans son turban jaune safran. Ni l’inverse. Ces deux-là ne se séparent pas. Ils sont en communion. Et à cet instant l’homme et le dit turban plus que jamais. Sur une respiration rythmée, le turban de Georges Crump, branle d'avant en arrière. D'arrière en avant.
Le maître d'hôtel insiste "C'est Monsieur Cornélius Van Der Bilt qui le dit, Georges Crump, et qui attend de nouvelles frites, Georges !"
Le turban jaune safran s'immobilise. Georges Crump se reprend.
Les nouvelles frites n'attendent plus que leur bain de friture. Deux bains successifs. L'un à 175 °, le second à 153. A Lahore on ne plaisante pas avec la chaleur de l'huile. Georges Crump ne plaisante pas avec sa friture. Les frites sont prêtes. Assiette en main quelques minutes suffisent au Maître d'hôtel pour les déposer sous les yeux de Monsieur Cornélius Van Der Bilt.
Quelques trois pas en arrière... James, le maître d'hôtel, observe. Sur le visage le sourire se fige ; le front se plisse ; la réponse se lit : Monsieur Cornelius Van Der Bilt tourne le visage, et le nez en l’air il exprime son mécontentement :
"Celles-ci sont trop épaisses James !"
Il n'y a rien à ajouter.
L'assiette,
le pied pointé,
la porte à double battant qui se lâche
le turban jaune safran branle du chef sous les redites d'un Georges Crump hébété :
"Trop pé pé trop pépaisses ! trop pé pé trop pépaisses !"
La respiration est saccadée à la hauteur de la stu stu stu de la stupé faction !
"C'est Cornélius Van Der Bilt qui le dit Georges, et qui en attend de plus fines !"
Que n'a-t-il pas dit le maître d'hôtel. Georges Crump se redresse, il se reprend : "C’est fait James, le temps d'en couper d'autres !"
Et de saisir une, deux, quelques pommes de terre parfaitement rondes et de les trancher dans la largeur plutôt que dans la longueur, sous les yeux effrayés du maître d'hôtel qui, d'un geste et quatre paroles, retient le cuisinier
"Que faites-vous Geooooorges !!!!!"
Des frites James, des frites fines, et veuillez me laisser faire, ne suis-je pas le spécialiste de la frite James, ne suis -je pas le spécialiste de la friture James, ne suis-je pas...
James se tait : le couteau tranche tranche tranche. George Crump coupe coupe coupe fin et si fin qu'il se régale d'avance en pensant
"Ah il veut des frites fines le Cornélius Van Der Bilt et bien il aura des frites fines le Cornélius Van Der Bilt foi de George Crump. Jamais il n’aura eu de frites aussi fines et à la réflexion, les coupant de plus en plus fines, peu importe que les frites se brisent dans les mains du riche magnat des chemins de fer quand il les saisira !" Comme George Crump verse les frites dans la friture chaude il décide qu'un seul bain, cette fois, suffira.
Voilà les frites prêtes. Et un maître d'hôtel effaré plongé à son tour dans une conversation saisissante :
- "Mais qu'a vez -vous fait Geor ges Crump !"
- "Des frites fines James !"
- "Mais vous allez être..."
- "Renvoyé James ? Qu’on me renvoie James, mais pour l'heure qu’on aille présenter ces frites fines à celui qui les désire ! »
Quelques trois pas en arrière... James, le maître d'hôtel de l'hôtel Saratoga Spring, sur la 48ème avenue de New York observe… les yeux qui s'écarquillent, les lèvres qui s'esbaudissent et la parole qui s'étonne à haute voix
"Tiens tiens tiens, des frites rondes ?"
La main qui glisse et saisit l’une des étranges frites.
L’appréciation, tête en biais, regard en l'air
"Impossible de se plaindre voilà bien là une frite fine..."
et une précision supplémentaire
"... délicieuse qui plus est !"
A se servir encore, et encore et encore
James, maître d'hôtel silencieux, ose une avancée "Ces frites vous plaisent-elles Monsieur Cornélius Van der Bilt"
James maître d'hôtel n'a pas vraiment de crainte mais il veut être sûr de la satisfaction qu'il peut lire aisément sur le visage de son client.
"Si elles me plaisent James ? Quelle question, je les adore et je crois bien qu'à l'égal d'Amélie Nothomb elles vont devenir mon péché mignon... James !" Et crac il en croque une de plus en ajoutant
- Et d'ailleurs, allez me chercher celui qui a eu cette idée folle de couper des frites rondes. Quelle délicieuse gourmandise. Allez James, ramenez-moi celui-là !"
Longues enjambées
Pied savamment pointé
Doubles portes qui s'abandonnent
et le turban jaune safran fait des siennes avant même que James, le maître d'hôtel, ait prononcé un seul mot
"Si c'est pour me renvoyer James, qu'on me le fasse connaître par écrit !"
"Allons allons Georges Crump calmez-vous. Vous faites erreur, quittez-là vos fourneaux et suivez-moi, Monsieur Cornélius Van Der Bilt désire faire la connaissance de celui qui a osé faire des frites rondes. »
Georges Crump n'en revient pas de comprendre que Monsieur Cornelius Van Der Bilt se lève en le voyant venir.
Bien plus fort, il n’en revient pas de voir Monsieur Cornélius Van Der Bilt levé, lui tendre la main.
Plus fort encore, il n’en revient pas de soupçonner sous ses doigts qu’il referme ce qui ne peut être qu’une belle liasse de billets vraisemblablement verts.
Félicitations George Crump, félicitations.
Cornélius Van der Bilt sourit. Témoin, James sourit aussi.
Heureux Georges Crump reprend le chemin de ses cuisines quand la voix du riche magnat interrompt ses pas.
"Au fait "mon ami" ces frites fines portent bien un nom, comment les avez-vous appelées ?"
Stupeur et stupéfaction. Un nom ? Non, Georges Crump n'a donné aucun nom à ces frites. Il s'apprête à répondre "elles s'appellent des frites fines" quand soudain s'agite le turban jaune safran et revient à son oreille le crépitement léger que les dites frites ont fait en pénétrant dans l'huile chaude. Inspiré, Georges Crump se retourne et répond :
"Vous avez raison Monsieur, ces frites ont un nom. Elle s'appellent des .... !"*
Sur ce, dimanche 11 septembre 1853, dans la salle à manger rouge et or de l'hôtel Saratoga Spring, sur la 48ème avenue de New York, Monsieur Cornélius termina son repas, comme d'habitude. En se régalant d'une superbe Poire Belle Hélène.
http://www.cuisine.tv/cid3493/poires-belle-helene.html
*Oui, bravo lecteur lectrice, vous avez bien re- trouvé le nom de la délicieuse gourmandise. Félicitations. Sans vos yeux, Linstant n'est rien.
http://youtu.be/8Z8TYKFUbFY - amicale vidéo réalisée par Martine C. le jour de la création orale de l'histoire, devant un public choisi, dans la salle municipale de Visseiche, en Ille et Vilaine. Inoubliable. L'histoire est dédiée à la seule enfant présente à cette soirée particulière, un 20 décembre 1853.
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