Tout dépend du côté où l'on se trouve.
Dès qu'il l'a vue apparaître il a su que de son côté à lui, ce serait elle.
Alors il l'a interpellée. Un plan dans la main, à demi-ouvert, un air consterné, un prétexte quelconque, elle mord à l'hameçon, elle s'approche. Elle lui répond. Tout de suite il localise. Elle a l'accent du sud ouest. Il répond avec celui de sa mère : celui de Toulon. Tout de go il lui sort un nom d'emprunt, Il lui dit qu'il est écrivain et qu'il va intervenir au Marathon des Mots de Lousouthe. Un prétexte qui fait mouche. Elle répond "la chance, j'écris aussi". Elle, elle ne ment pas. il l'entend, il le sent. Son visage rayonne et la rue moyennâgeuse s'inonde de soleil alors que l'heure est à la bruine, au crachin.
"heu, la vieille ville, de ce côté-çi, pas du tout bien au contraire, vous lui tournez le dos"
Elle s'arrête, il se tait. Elle poursuit mieux que tout ce qu'il avait pu imaginer. Elle lui propose de lui faire découvrir l'environnement le plus intello de la ville. "c'est possible, c'est mon jour de repos" Elle travaille dans un hôpital. Auprès des enfants myopathes. il serait bien fou de refuser. Il ne peut pas refuser. Elle mord à fond. Voilà qu'elle lui propose de lui faire visiter la ville dans laquelle il a décidé de s'arrêter. Il la connaît par coeur, mais il est bon comédien, elle ne s'aperçoit de rien. Il se demande s'il ne rêve pas.
Il pleut. Elle ouvre son parapluie. Il est si grand qu'une pointe de baleine suffit à lui défenestrer l'oreille. Il saisit l'umbrella. C'est lui qui le portera. C'est lui qui la regardera. Elle se tait. Il parle. Il dit son histoire. Il est en transit. Il allait à l'enterrement d'un ami. "Oui, ce matin même". Mais il ne pourra y être. Pourtant c'était un véritable ami. Et sa mère l'attend. Oui, oui, une nonagénaire de bon pied, on lui donnerait vingt ans de moins. C'est peut-être pour ça que son ami s'est suicidé; Ce n'est jamais agréable d'avoir le même âge que sa mère. Elle a quelques neurones. Elle réagit. "Vous avez eu un accident" Il dit que non, qu'il a fait le trajet en deux fois. Parce que Toulon-lavilledelami c'est pas tout prêt. Parce qu'il ne roule pas la nuit. Alors il a dormi dans un hôtel. Oui, il s'appelle "le beau voyage" tu parles d'un beau voyage ! et au matin il est parti si précipitamment que c'est dans une station essence qu'il a remarqué qu'il avait oublié sa sacoche avec tous ses papiers, carte bancaire, identité, stylos et surtout la seule photo de son fils Raphaël qu'il s'apprête à retrouver à Sidney où il est chirurgien esthétique. Sydney parce qu'il ne veut pas payer d'impôts à la France. La photo de son fils et surtout les nouveaux stylos à ajouter à sa collection. Oui, il collectionne les stylos, il en a six mille. Il a envie de rire mais il se retient, elle gobe tout. Oh la naze.
"Nous y sommes" dit-elle. C'est sûr le bâtiment est beau. Il se dresse vers le ciel, il élève six étages, tous vitrés et vu le monde qui traverse le hall en tous sens, il est bien fréquenté. Mais pour faire vrai il refuse tout ce qu'elle lui propose. Devant son air étonné, il lui rappelle qu'il n'a plus aucun argent, qu'il n'a aucun argent. Et soudain il a l'idée de lui dire, avec l'air d'un chien battu "Savez-vous ce qui me ferait plaisir ?" La naze l'écoute et reprend ses mots
"un café, vous voulez un café, mais pourquoi pas, suis-je sotte -ah ah, elle s'insulte elle-même- "oui ça vous réchauffera, en effet !"
alors elle l'entraîne vers l'escalier, vers la buvette, pardon le salon du lieu. Et les voilà assis. Et les tasses, chacun la sienne, l'une rouge, l'autre jaune, sont posées devant eux. Il lui sourit. Elle semble un peu gênée. Il la remercie. Il reparle de sa sacoche. Elle secoue la tête. Le rassure. "Vous la retrouverez et rien n'y manquera, vous verrez c'est un bon jour aujourd'hui, il se termine par 8, c'est le chiffre de l'argent" Il pense, dommage qu'elle se soit trompée en calculant. Et elle précise, "c'est le chiffre de ma route"
Ah la naze, sa route ! Elle ne regarde que sa route, mais elle ne sait pas qu'elle croise une route 3, la sienne. Et tant pis pour elle, surtout qu'il lui apparaît qu'elle n'a pas calculé la numérologie du jour. Lui, il sait, que sa numérologie à lui, le met à l'abri de tout et que de l'argent il en aura tout plein dès demain. C'est un jour 5 et si ce n'avait pas été un jour 5 il n'aurait pas mis les pieds dehors. C'aurait été un jour 4 et il se serait réfugié dans la routine. Peut-être dans le rangement de son appartement.
Ils quittent le bar cossu et traversent le hall immense. En silence. Qu'elle rompt victime d'une révélation à son propos
"Mais il est bientôt 17 h et vous me demandez un café, est-ce que vous n'avez pas mangé ?"
Il n'ose trop sourire, oh la naze, il espérait en rencontrer une mais une comme celle-ci qui le dévisage il n'aurait jamais pu envisager qu'elle puisse même exister. La naïveté à l'état pur. Et comme elle est jolie. Toute mignonne et blondinette, habillée de façon ravissante et bon chic bon genre. Une broche désuète mais sûrement or et diamants à la droite de sa belle veste Gucci. C'est sûr il rêve et il va s'extirper de son rêve à l'instant. Mais non, il ne rêve pas, c'est bien elle qui lui dit "j'ai des pâtes et du gruyère chez moi, si ça vous tente ?" Si ça le tente ? Mais il remarque ses jambes parfaites, sa taille qu'il devine si fine, ses seins, à leur propos il n'a aucun doute et en plus....il adore le fromage. Et les pâtes, il les mange à la cuillère, comme sa mère italienne du sud lui a appris à les manger. Il dit "oui".
Le reste s'est enchaîné comme un pianiste enchaîne sous ses doigts arpège sur arpège.
L'eau chante; Elle bout. Les pâtes craquent en sortant du paquet. Lui s'approche d'elle et une main autour de sa taille il pose l'autre délicatement à la base de son cou qu'il embrasse doucement. Elle a seulement souri. Déjà abandonnée. Seulement dit
"François V. ce sont les pâtes qu'il est prévu de passer à la casserole !"'
Mais quand il pose ses lèvres sur les siennes elle n'oppose aucune résistance. Il l'emportée comme un pétale et la dépose sur le canapé de cuir plus que cossu ; il l'allongée sur le dernier livre de Jean Maizouéornicar et d'un petit rien à un autre petit rien, les jolis faux-collants qu'elle avait enfilé ont filé sous ses doigts légers et habiles et ensemble ils visitent tout de l'un à l'autre. Ils font chacun la Chose et il est visible qu'elle s'y connaissait bien à la chose. Ses petites pointes de sein étaient irrésistibles et ses petits cris, inattendus. Leurs corps moites s'étreignent et le râle qu'elle émet au bout de la Chose le réconforte. Il avait bien fait d'attendre. Il l'a bien devinée, la naïve. Et c'est ensemble qu'ils jouissent, les deux inconnus. Il pense
"C'est un rêve, je rêve que je jouis et je vais me réveiller quel dommage !" Mais ce ne fut pas un dommage.
Sauf pour elle. Quand flics et pompiers se sont arrêtés devant la demeure deux jours après. Parce que Annie sa collègue à l'hôpital trouvait étrange qu'elle ne réponde pas au téléphone et surtout qu'elle ne vienne pas travailler. Jamais elle ne serait partie sans prévenir, sans s'excuser.
Elle n'aurait plus jamais l'occasion de le faire. Elle gisait raide morte éventrée sur son lit dans sa chambre. C'est du moins ce que chacun pouvait voir dans le miroir dans lequel le lit se reflétait. L'appartement était saccagé et sur le mur qui faisait face au lit un tableau pendait, celui de Jean Honoré Fragonard intitulé "Le verrou" : la porte d'un coffre fort révélait qu'il était vide. Les policiers relevaient les traces ici et là et Annie l'amie répétait : c'est pas vrai, c'est pas vrai, c'est pas vrai je rêve.
Mais non, elle ne rêvait pas.
copyright Lania le dimanche 21 décembre 2015